PEINTURE MÉTAPHYSIQUE

PEINTURE MÉTAPHYSIQUE
PEINTURE MÉTAPHYSIQUE

La peinture métaphysique n’est attachée ni à un mouvement ni à une école: elle n’obéit pas à une doctrine. Elle est cependant liée à un groupe très restreint de peintres qui, entre 1910 et 1920, ont refusé d’axer leurs œuvres sur l’unique recherche formelle que proposaient les avant-gardes. Pas de mouvement donc, car la peinture métaphysique, définie comme telle par son fondateur, n’a jamais eu que trois véritables représentants. Pas d’école non plus, puisqu’aucun de ces trois peintres n’a tenté d’établir des règles régissant cette nouvelle esthétique, de cerner ses limites et de définir ses techniques d’approche. Il est vrai que, pour ces artistes, l’expérience métaphysique ne représente qu’une période qui, d’un point de vue chronologique et iconographique, reste limitée dans leur œuvre. Il faut donc se demander pourquoi trois individualités aussi diverses que Giorgio de Chirico, Carlo Carrà et Giorgio Morandi se sont réclamées de cette esthétique.

Esquisse d’une définition

Aucun programme n’a soutenu les expériences du petit groupe de peintres dits métaphysiques. Cependant, vers 1919, alors qu’il avait déjà achevé les toiles les plus importantes de sa carrière, Chirico publie une série de réflexions théoriques portant sur le sens et les buts de sa peinture. Carrà l’avait déjà devancé dans cette voie lorsqu’il écrivit, en 1918, Il Quadrante dello spirito (Le Cadran de l’esprit ). Mais les écrits les plus significatifs restent ceux de 1919: le recueil que Carrà publia sous le titre de Pittura metafisica (Peinture métaphysique ) et les articles de Chirico qui parurent dans les revues romaines Cronache d’attualità et Valori plastici : «Sull’arte metafisica» («Sur l’art métaphysique») et «Noi metafisici» («Nous les métaphysiques»). Ainsi une définition, bien vague il est vrai, commence à se dessiner; et aux toiles, seuls témoignages jusqu’alors de cette nouvelle démarche plastique, s’ajoute l’apport théorique engendré par la réflexion des créateurs mêmes. Giorgio de Chirico écrit: «Dans le mot métaphysique, je ne vois rien de ténébreux. C’est cette même tranquille et absurde beauté de la matière qui me paraît «métaphysique», et les objets qui, grâce à la clarté de la couleur et grâce à l’exactitude des volumes, se trouvent placés aux antipodes de toute confusion et de toute obscurité me paraissent plus métaphysiques que d’autres objets.» Le mot «métaphysique» renvoie donc à une notion de fixité et surtout de précision dans la définition des formes et des structures chromatiques. Un souci de «réalisme», une volonté de mise en évidence des éléments figuratifs sont ainsi au principe de cette aventure picturale. On retrouve chez Carrà une approche analogue concernant l’utilisation des objets et de la matière. Pour lui aussi, la peinture métaphysique doit s’épanouir dans une certaine fidélité au réel, mais un réel figé par l’immobilité de la vision. Il parle d’ailleurs du «silence magique des formes créées par Giotto» et confie qu’il «cherche à pénétrer dans l’intimité cachée des choses offertes tous les jours au regard et qui, elles, sont les dernières à se laisser conquérir». À partir de ces affirmations, on peut considérer que Chirico, tout comme Carrà, a cherché à représenter un ordre figuratif statique qui s’oppose au dynamisme de l’avant-garde futuriste. Cette volonté constante de se rattacher à la fixité du regard amène tout naturellement les deux peintres à renouer avec l’équilibre de l’univers pictural de la Renaissance italienne. Ils prisaient par dessus tout, dans la tradition nationale, la perfection des formes que l’on retrouve dans l’œuvre de Giotto, de Masaccio, de Paolo Uccello et de Piero Della Francesca. Vers 1917, Chirico prône un «retour aux maîtres», et cela en opposition avec les avant-gardes internationales hostiles et même violemment contraires à l’influence de la peinture traditionnelle sur leur art. Il y a des constantes dans la peinture métaphysique, puisqu’à travers tous les signes figuratifs présents dans les toiles les éléments se rapportant à la culture classique et renaissante sont facilement repérables. S’agit-il d’un «archéologisme» anachronique?

La peinture métaphysique, envisagée sous cet angle, non seulement paraît en rupture avec les avant-gardes, mais semble surtout receler les germes d’une véritable régression qui, à la limite, aboutit à une esthétique conservatrice. L’idéologie du «groupe métaphysique» n’est en fait qu’une réflexion sur des œuvres depuis longtemps achevées et, dans cette mesure, on peut se demander si elle n’est pas un piège démenti par les œuvres mêmes.

L’aventure métaphysique

Chirico fut le premier à se lancer dans cette voie; dès 1910, il crée, à contre-courant de toutes les tendances de l’art moderne, une œuvre dont, plus tard, Carrà et Morandi se réclamèrent avec passion. Né en 1888, à Volo, en Grèce, où son père, ingénieur italien, avait été chargé de construire un réseau de chemins de fer, Chirico entre, en 1900, à l’Institut polytechnique d’Athènes; il y fréquente les cours de dessin et de peinture. À la mort de son père, vers 1905, il voyage en Europe avec sa famille, et un séjour de deux ans que celle-ci fait à Munich permet d’inscrire le jeune garçon à l’Académie des beaux-arts. C’est au cours de ces deux années que Chirico approche les œuvres de peintres romantiques et visionnaires allemands. Arnold Böcklin et Max Klinger frappèrent plus particulièrement son imagination. Chirico a parlé lui-même d’influence et a publié, dans Il Convegno , deux articles datés de mars et novembre 1920 consacrés à ces deux artistes. Si l’influence de Böcklin est directement perceptible dans la production de Chirico, celle de Max Klinger est plus difficile à définir, car c’est l’utilisation de l’onirisme, mis au service des représentations plastiques, qui fascine le peintre. La série de lithographies ayant pour thème «le gant» paraît à ce dernier «emplie d’une fantaisie de rêveur et de conteur ténébreuse et infiniment mélancolique». Ce ne sont pas les objets représentés qui retiennent son attention, mais l’ordre dans lequel ils sont agencés. Cet ordre figuratif, où des éléments non complémentaires se trouvent rassemblés grâce au travail du rêve, deviendra le point de départ des recherches futures; c’est le rapport entre le rêve et le rêveur qui capte l’intérêt de Chirico. Il discerne, dans cette narration onirique, différentes étapes et s’attarde sur les composantes fantastiques qui structurent l’image. Pour lui, «Klinger possède le sens dramatique de certains passages des drames cinématographiques où des personnages de la tragédie et de la vie moderne nous apparaissent figés dans une ambiance fantomatique au milieu de décors terriblement réels». Ce mélange d’éléments théâtraux coexistant avec les éléments de la vie quotidienne et un monde fantomatique à l’immobilité figée semble bien préfigurer la démarche métaphysique. Après son séjour à Munich, Chirico retourne à Milan en 1910; année féconde, car il peint une série de tableaux où les influences commencent à se dissoudre dans une conception de l’espace et des personnages plus personnelle. 1910 est marqué par deux toiles constituant un tournant décisif dans sa carrière: L’Énigme d’un après-midi d’automne et L’Énigme de l’oracle. Avec ces œuvres, il dépasse les limites des représentations antérieures en établissant les données principales de la démarche métaphysique. C’est le début de la recherche systématique du dépaysement pictural.

En 1917, alors que la grammaire figurative de Chirico était déjà solidement définie, Carlo Carrà s’engage dans une voie analogue. Ce peintre (né en 1881 à Quargnento, près d’Alessandria, mort en 1966 à Milan) avait joué un rôle très important dans le mouvement futuriste. Mais déjà quelques œuvres réalisées entre 1915 et 1916 annonçaient l’abandon d’une certaine optique futuriste et la recherche d’un nouvel équilibre résultant d’un compromis entre dynamisme et immobilité.

Ce n’est qu’en 1919 que Giorgio Morandi (cf. MORANDI) se joignit à ces deux artistes. Le «groupe métaphysique» ainsi constitué a prolongé son activité jusqu’en 1920.

L’autre côté du réel, ou la quatrième dimension

La peinture métaphysique ne s’accompagne pas d’une structure théorique suffisamment formulée permettant de saisir la profonde originalité des œuvres. Les différents articles publiés sous l’égide de Chirico ne soulignent pas, d’une façon satisfaisante, les mobiles du groupe. Très souvent, la lecture des toiles devient malaisée lorsque l’auteur revient sur sa création picturale pour éclairer le spectateur. Les données littéraires qu’il apporte brisent de façon considérable l’unité du travail et démasquent l’insuffisance de la «justification» idéologique. Ce n’est donc qu’à partir des tableaux qu’il est possible de dégager le sens et surtout les mécanismes ayant permis à cette peinture de conquérir une place déterminante dans l’histoire de l’art du XXe siècle.

Une des toiles les plus significatives de cette période est sans doute La Conquête du philosophe (1914) de Chirico. Elle présente le schème fondamental et résume les caractères spécifiques de la démarche métaphysique. La maîtrise du système figuratif atteinte ici n’a jamais été dépassée. L’emploi systématique d’éléments non complémentaires insérés dans une même perspective délimite un champ visuel devenant le point de référence auquel Carrà et Morandi se rapportèrent lors de leurs propres recherches. Dans ce tableau, un canon et des artichauts sont juxtaposés au premier plan. La perspective arrêtée, presque brisée, par une ligne d’horizon très haute sélectionne les éléments d’un paysage étrange composé de tours, de cheminées d’usines, des mâts d’un voilier, d’une grande horloge, d’un train. Aucun d’eux n’est destiné à entretenir un lien logique avec l’autre, lien pouvant aboutir à l’unité apparente de la représentation. Seul le travail formel relie les différents composants de la scène. Les principales notions inhérentes à la démarche de Chirico deviennent le pivot autour duquel s’organise le choix des images. Notions abstraites; ainsi celle, présente dans toute la production, d’un temps axé tantôt uniquement sur la nostalgie du passé, tantôt sur l’immobilité du présent. Ici on a l’impression que l’éclatement de l’unité temporelle est signifié par trois phases nettement différenciées bien qu’ayant la même valeur. Le passé est symbolisé par la grande tour surmontée d’oriflammes, par les arcades et le voilier, le présent est souligné par l’horloge ou les objets périssables, le futur enfin, plus inquiétant et imprécis, est incarné par les cheminées d’usines et les éléments mécaniques. La contradiction entre l’heure indiquée à l’horloge et la forme des ombres humaines, celles des corps cachés par une colonnade, dénonce à elle seule ce refus d’unité. La nature est absente, abolie, comme elle le fut dans toute la série des œuvres métaphysiques. L’homme a déserté la toile, comme il déserta celles qui ont suivi. La figure humaine est toujours une structure absente que seuls des mannequins ou des ombres évoquent. On peut donc conclure que Chirico se situe au-delà des apparences et que la perception optique n’est plus son but. Aussi bien le tableau que son titre entraînent le spectateur dans un univers directement soumis aux lois freudiennes du travail du rêve. L’évidence d’un objet est niée, mais elle est immédiatement relayée par l’évidence d’un autre objet, suivant une chaîne dialectique savamment ordonnée. L’équilibre obtenu est des plus précaires, mais c’est dans cette précarité même que résident le pouvoir de subversion, le défi aux lois traditionnelles de la perception et la remise en question du regard.

La peinture métaphysique (et plus particulièrement l’œuvre de Chirico) a eu un rayonnement déterminant pour l’art contemporain. L’incessant bouleversement de la réalité qu’elle opère a amené des artistes, insatisfaits des acquisitions formelles des avant-gardes, à esquisser une nouvelle conception de l’image. Ainsi, Max Ernst, René Magritte et Salvador Dali, pour ne citer qu’eux, poussent à ses ultimes conséquences cette démarche en brisant définitivement l’ordre esthétique établi et en remettant en cause les lois mêmes du rationalisme.

Peinture métaphysique courant pictural italien du XXe s.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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